Sociologue, enseignant à Sciences Po Bordeaux et chercheur au Centre Emile Durkheim, Vincent Tiberj est également délégué de recherche de Sciences Po Bordeaux. Il est l'auteur du livre Les citoyens qui  viennent (PUF, 2017). Partant du constat que la moitié des électeurs de 2012 n'était pas en âge de voter pour l'élection de François Mitterrand, cet ouvrage développe la façon dont le renouvellement générationnel a affecté le rapport des citoyens à la politique.
Avant de rentrer dans le cœur de l'ouvrage je souhaiterais vous poser une question de méthode, vous amenez une nouvelle approche sociologique qui est celle de l'analyse des citoyens en fonction de leur décennie de naissance. Pourquoi ce choix envers analyse appelée cohortale ? Alors d'abord je ne suis pas le seul. Effectivement en science politique, c'est une approche plutôt minoritaire, on est généralement attaché aux questions d'âge et de cycle de vie mais on a un certain nombre de collègues et de travaux qui ont déjà amené ces questions-là dans d'autres domaines ou à d'autres moments. Je pense notamment à Ronald Inglehart à propos de sa révolution silencieuse (Ronald Inglehart, The Silent Revolution, Princeton University Press, 1977), il commence à travailler sur les cohortes dès les années 1970. Je pense aussi à Louis Chauvel qui a montré qu'au-delà des questions d'âge, de cycle de vie ou de carrière, il y avait des "générations dorées" en France qui ont eu accès à du revenu, des positions de pouvoir, des fonctions d'encadrement (Louis Chauvel, Le Destin des générations : structure sociale et cohortes en France du XXe siècle aux années 2010, PUF, 2010). C'est ce qu'il appelle les baby-boomers, ces gens nés dans les années 1940-1950 ayant connu les Trente Glorieuses et donc une réussite professionnelle et personnelle largement supérieure autant à leur parent qu'à leur enfant. Les cohortes c'est essayer d'oublier qu'on n'est pas simplement un âge, on est également marqué par la société dans laquelle on grandit. Il y a une différence entre grandir dans une société d'abondance des années 1960 ou dans une société où le chômage de masse est plus prégnant dans les années 1980-1990. On grandit dans des sociétés très différentes quand il s'agit d’accéder à internet ou pas. Des sociétés politiques différentes, également, entre grandir dans un pays où le Parti Communiste était un des premiers partis politiques ou bien grandir dans un pays où la gauche ne peut pas tout dans les années 1990 ou dans un pays où le RN dicte quelque part l'agenda politique. Concernant la conséquence politique du renouvellement générationnelle, la théorie dominante jusqu'alors était celle d'Inglehart développée dans les années 1970, que vous citez et expliquez dans votre ouvrage. Celui-ci constate de nouvelles formes de participations politiques -comme les Nouveaux Mouvements Sociaux, mis en exergue par Alain Touraine, ou les formes de participation politique dites "non-conventionnelles"- qu'il va expliquer par le passage de valeurs matérielles à des valeurs post-matérielles (réalisation et expression de soi, entre autres). Pourtant, vous vous placez en critique de cette théorie, pourquoi cela ?
C'est à la fois des critiques et des compléments. Dans le sens où Inglehart a quand même un modèle de science politique particulièrement impressionnant, surtout pour l'époque (il a par exemple énormément travaillé sur le genre 20 ans avant que ça soit un sujet important en France). Simplement, il a montré qu'il y avait un basculement entre des cohortes qui sont nées dans des moments bien particuliers, avant la Seconde Guerre mondiale où la question de la sécurité physique était primordiale, la capacité à être protégé par la société était rarement atteinte, et des cohortes post-Seconde Guerre mondiale qui comme ces besoins furent comblés purent se tourner vers d'autres besoins comme l'expression de soi, la réalisation de soi etc. Il a également noté que ce lien avec les cohortes se retrouvaient dans le rapport à la politique. Il y a dans ces cohortes des gens beaucoup plus intéressés, beaucoup plus diplômés que les citoyens précédents. Mais surtout, des gens qui ne participent pas de la même manière que leurs prédécesseurs. Eux étaient dans une logique où ils ne participaient seulement quand on leur demandait, ils étaient dans une logique de remise de soi envers les élites comme dirait Bourdieu. Alors que les citoyens baby-boomers post-matérialistes se portaient plus sur des formes de participations protestataires (augmentation des manifestations, pétitions, boycott etc.).    Donc l'idée d'Inglehart est une très belle idée, simplement je pense que son modèle n'est pas suffisant. Il a effectivement mis en avant cette différence et l'a plutôt bien expliqué, le problème: c'est l'après. Inglehart fait comme s'il n'y avait plus rien après. Or, l'après c'est les gens nés dans les années 1960, 1970, 1980, 1990 qui désormais constituent une majorité de l'électorat en France et qui ne correspondent pas à ce qu'Inglehart attendait. Justement, vous appelez ces post-baby boomers les "citoyens distants", en quoi diffèrent-ils des baby-boomers ?
Premièrement, c'est des gens qui ont un niveau de diplôme particulièrement élevé. Nous n'avons jamais eu autant de cohortes avec autant d'années d'études. C'est pour moi une donnée essentielle, là où mes grands-parents pouvaient espérer atteindre le certificat d'études primaires, là où mes parents, pour un certain nombre d'entre eux, atteignait le Bac, or pour nous, le cursus normal c'est l'université. Et derrière, le diplôme c'est une arme incroyable pour jouer son rôle en tant que citoyen: ce sont des ressources cognitives, des capacités de comprendre et d'analyser. D'autre part, on est présence d'un système médiatique qui lui-même nous permet de développer notre capacité. Avant, les médias c'était grossièrement une rédaction à Paris qui décidait ce qu'était l'information. Aujourd'hui, de part Internet et les réseaux sociaux, nous pouvons nous construire une opinion en quelque clics.   Si on était resté dans la théorie d'Inglehart on aurait dû avoir des super-citoyens. Or, ce n'est pas ce qui se passe. C'est dans ces cohortes, les plus récentes, que l'on sent monter une distance à l'égard du politique (institutionnel, on y reviendra). Ces citoyens devraient être très intéressés et mobilisés, d'une certaine manière ils le sont mais pas comme on l'avait prévu. Je pense que la connaissance a créé de la distance. Parce qu'on est beaucoup mieux capable de décoder la communication politique, parce qu'on a une mémoire, parce qu'on a des capacités réflexives et d'analyses ; font qu'on est des citoyens à qui on ne la "fait plus". Dans le sens où quand un homme politique clame "c'est notre projet", "la révolution" etc., ça ne marche plus. Cela se voit quand on regarde le rapport au vote, les cohortes récentes ne sont pas des cohortes qui refusent d'aller voter, mais elles ne vont plus voter par devoir ni de manière systématique. Les cohortes nées avant la Seconde Guerre mondiale ont un vote de déférence, elles vont voter pour remettre aux élites le soin de les diriger. Elles ont été éduquées dans une conception où le vote est un devoir. Les cohortes qui sont récentes vont voter, notamment aux Présidentielles parce qu'il y a de l'enjeu, parce que ça les intéresse. Deux mois après, aux Législatives, on ne les voit plus, pas parce qu'elles ne sont pas intéressées par la politique mais parce que le vote ne leur suffit plus. Ce vote en tant qu'exemple de ce qu'Inglehart appelle la "participation dirigée par les élites" ne leur suffit plus. Ce qu'ils veulent c'est s'exprimer de différentes façons, en utilisant différents mediums et de manière beaucoup plus directe généralement. Parce qu'après tout une fois qu'on a voté, le message qu'on voulait faire passer ne nous appartient plus. Il appartient alors aux partis, aux politologues qui le réinterprètent. Alors qu'aller manifester, pétitionner, écrire un post sur Facebook, c'est quelque chose qui nous permet en tant que citoyen de beaucoup mieux construire et faire passer notre message. Parlons donc de ces nouvelles formes de mobilisations, ces nouvelles participations non-conventionnelles, si nous regardons cela en surface il semble apparaître que ces formes apparaissent à un moment t dans l'ensemble de la société. Que nous dit l'analyse cohortale sur cela ?

Alors déjà c'est intéressant que vous ayez utilisé le mot "non-conventionnel" parce que ce mot nous renvoie à une certaine vision de la politique qui est très datée mais restant dominante dans nos représentations. Cette vision nous dit que les élus sont centraux dans la démocratie et donc que la participation conventionnelle c'est de la participation uniquement en regard avec eux. La non-conventionnelle était alors considérée comme un danger pour la démocratie représentative. Et c'est quelque chose que l'on retrouve chez les cohortes nées dans les années 1930 et avant, elles continuent encore aujourd'hui à rejeter la manifestation à la fois comme principe, ils ne veulent surtout pas en faire, mais surtout ils n'en ont jamais fait. A ces cohortes se substituent des cohortes, notamment les baby-boomers, qui ont commencé à découvrir la manifestation dans les années 1960. Puis arrivent les post-baby-boomers pour qui le principe de la manifestation n'est plus à questionner, quel que soit le positionnement politique. Quand vous étiez de droite lorsque de Gaulle était dominant, vous étiez dans la logique de la culture du chef alors qu'aujourd'hui la manifestation fait partie de votre répertoire d'action. Ce qui est intéressant c'est que les données que l'on a montrent que la banalisation de la manifestation est là dès 2008, bien avant la Manif pour tous. Après, et c'est là un défaut du livre, je ne parle que des données dont je dispose. Nous n'avons pour l'instant pas assez de données pour envisager tous les répertoires d'actions. Depuis très peu de temps nous avons des enquêtes qui commencent à investiguer la participation politique par Internet qui est clairement le nouveau continent de la participation politique. Aujourd'hui, poster un meme, faire un commentaire sur Facebook ou Twitter, ça devient de la participation. Nous sommes dans un monde où les possibilités de participation politique n'ont jamais été aussi forte et c'est plutôt une belle chose. Vous écrivez que les changements de modes d'actions sont aussi accompagnés par des changements de valeurs selon les cohortes. Pouvez-vous nous expliquer ? C'est un de mes points de claire opposition avec Inglehart. Effectivement c'est dans les années 1960-1970 qu'on a commencé à réfléchir à la libération sexuelle, à l'environnement, à acquérir une culture de l'expression de soi. A ceci près que les demandes matérielles, les valeurs de redistribution, les valeurs d'égalités économiques continuent à être dominante dans nos conceptions et nos préférences politiques. C'est quelque chose que l'on doit avoir en tête aujourd'hui encore: les cohortes post-baby-booms sont partagées sur des oppositions sur le rôle de l'état dans l'économie, la redistribution, l'impôt etc. Ce sont des questions qui restent notamment parce que les Trente Glorieuses ont été une parenthèse. On a vu remonter les inégalités depuis leur fin, Piketty le disait déjà il y a une dizaine d'années. On a également vu l'émergence du chômage et du précariat. Tout cela travaille notre société, quand l'on demande aux gens, quelle que soit la cohorte - "quels sont les problèmes les plus importants ?" - ils mettent en avant ces problèmes socio-économiques.   Là où les cohortes se distinguent en revanche -et nous ne sommes pas dans une logique d'opposition mais d'addition j'appelle cela la "politique des deux axes"- c'est sur les questions culturelles (l'immigration, l'homosexualité, l'homoparentalité, le cannabis, l'autorité etc.). Effectivement, c'est quelque chose qui pesait moins dans les années 1970-1980, on était de gauche pas parce qu'on avait une position sur la peine de mort mais pour notre position sur l'état et la redistribution. Aujourd'hui on est de gauche à la fois pour ces valeurs socio-économiques mais aussi en regard à nos positions vis-à-vis de la peine de mort, de l'immigration etc. Les deux axes contribuent à créer une identité de gauche et l'identité de droite est un miroir de ça. Concernant le curseur de l'axe culturel, nous pouvons voir avec les données exposées dans votre ouvrage une montée des valeurs progressistes en France. Pourtant, si l'on s'intéresse à l'électorat du RN on remarque de très bons scores dans les jeunes cohortes. Cela semble paradoxal. Vous écrivez "le FN convertit le mieux les valeurs culturelles en vote dans les cohortes où cet électorat potentiel est le moins nombreux numériquement." Pouvez-vous nous expliquer ?
C'est un paradoxe très particulier que j'appelle la face obscure du renouvellement générationnel. C'est une histoire super intéressante qui nous dit beaucoup de choses sur l’interaction entre le haut, les partis, et ce qu'ils proposent et le bas, les électeurs, et la manière dont ils réagissent. Le paradoxe est le suivant. La société française est de moins en moins raciste, de plus en plus tolérante. C'est flagrant quand vous regardez le soutien au droit de vote des étrangers, l'acceptation de l'homosexualité, la manière dont progressivement les rôles de genre se sont rééquilibrés. Sur le temps long, c'est vraiment impressionnant. En 20-30 ans nous avons eu une vraie révolution culturelle sur ce point de vue. Il n’empêche, il y a de la polarisation politique. Reprenons l'exemple des questions sur l'homosexualité, à la fin des années 1990 le débat est sur le PACS, 15 ans plus tard c'est sur le droit de se marier et aujourd'hui c'est la PMA. On constate que malgré tout, cela a considérablement progressé. Mais il y a tout de même des oppositions qui peuvent être particulièrement impressionnantes sur la question de la place de l'Islam, l'immigration, le multiculturalisme etc. Ce que l'on sait c'est que plus une cohorte est récente, plus elle est ouverte sur ce point de vue. Ce que l'on sait également, c'est que les cohortes anciennes ont progressé, elles sont moins racistes, homophobes ou misogynes qu'elles ne l'étaient 10 ou 20 ans auparavant. Avec un tel constat on pourrait se dire que le FN est le parti qui a le plus à perdre avec le renouvellement générationnel. A ceci près que là intervient un effet de socialisation politique. On en revient à la manière dont la société dans laquelle on a grandi pèse sur comment on se constitue, on évolue en tant qu'adulte. Les cohortes les plus anciennes, les plus racistes, ne votent pas en fonction de ces valeurs-là. Ce qui compte encore aujourd'hui pour eux, ce sont les questions de redistribution, les questions de ce qu'Inglehart appelle la "vieille politique". S'il laissait parler leurs valeurs culturelles, une majorité d'entre eux voterait en faveur du FN. Ce n'est pas le cas, une majorité d'entre eux vote ailleurs, notamment pour la droite classique. C'est dans ces cohortes (années 1930-1940) que François Fillon fait ses meilleurs scores en 2017, en ça il n'est pas très différent de Nicolas Sarkozy voire même de Jacques Chirac.
Les meilleurs scores du FN se font effectivement dans les cohortes récentes. Il ne faut pas oublier que ce n'est pas parce qu'une cohorte est moins raciste qu'il n'y a pas de raciste en son sein. Ce n'est pas homogène et c'est tant mieux, cela montre que l'analyse cohortale n'est pas l'alpha et l'oméga, il faut rajouter les questions de genre, d'origine, de classe sociale, de profession. Les cohortes évoluent en termes de moyenne il y a donc des clivages à l'intérieur de ces cohortes. Ces électeurs qui considèrent l'Islam comme une menace, ne veulent pas de l'immigration etc. ne font plus parler leur positionnement gauche-droite sur la redistribution. Ils votent contre les immigrés alors même qu'ils auraient pu voter à gauche pour la redistribution. Le FN arrive donc à faire des scores incroyables chez une minorité d'individus récents.
Cela nous raconte des choses politiquement. Cela nous raconte d'abord qu'une autre histoire était possible. Si les partis de gauche n'avaient pas abandonné leurs discours sur l'égalité, la solidarité etc. peut-être que les choses auraient été différentes. Si l'extrême-droite puis la droite et en partie la gauche n'avait pas politisé ces questions autour de l'immigration, peut-être que ces électeurs auraient voté différemment. En fait, cela nous raconte aussi que le renouvellement générationnel vient interagir avec des logiques de positionnement politique des partis et des candidats. Quelque part, ce retour sur investissement des questions migratoires c'est aussi une production par en haut. Se pose alors la question de la capacité d'une lutte anti-raciste aujourd'hui. Vous regrettez à la fin de votre ouvrage que les politiques soient trop à l'écoute des "political voices" venant des anciennes cohortes. Celles-ci apparaissent aux politiques plus facilement mobilisables par rapport aux jeunes cohortes votant moins. Il y a donc, comme vous l'écrivez, une surreprésentation de ces cohortes anciennes qui pourrait mener à un "pouvoir gris" (A. Goerres, The political participation of Older People in Europe, Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2009). Vous espérez que ce livre changera la façon dont les politiques sélectionnent les enjeux. Quel est le public de ce livre ?
Le public est avant tout celui des gens qui s'intéressent aux sciences sociales et qui essayent de comprendre ce qu'il se passe. C'est un livre qui se voulait à la fois pédagogique mais avec de longs développements à base de régression logistique multivariée parce qu'il y a un moment où j'aime prouver les choses. Les données sont là et les collègues pointilleux peuvent vérifier par eux-mêmes.
Mais dès lors que l'on sort de la logique purement scientifique et qu'on se pose des questions sur les conséquences de ce que raconte ce livre, il y a de vrais problèmes.  J'ai depuis avancé dans la réflexion avec un article en 2018, Le Vote décentré ?, et qui montre désormais de vrais biais générationnels de participation, notamment sur les élections peu mobilisatrices. Les cohortes du baby-boom pèsent 1,2 à 1,3 fois plus dans les urnes que dans leur poids démographique. Les cohortes post-baby-boom pèsent quasiment 2 fois moins dans les urnes que dans son poids démographique. Si vous êtes un responsable politique un peu stratège, vous vous dîtes que compter sur l'électorat né dans les années 1940-1950 permet d'avoir de grandes chances de se retrouver face à de vrais électeurs. Tandis que s'adresser aux post-baby-boomers c'est à double tranchant, ils peuvent très bien ne pas se pointer.
C'est un vrai problème démocratique parce que les urnes ne sont pas le reflet exact des voix qu'elles devraient refléter. C'est encore plus problématique que dans les cohortes récentes nous avons des virtuoses de la participation. Ce sont des diplômés du supérieur qui maîtrisent parfaitement tous les modes de participation pour se faire entendre, donc ceux-là s'ils ne votent pas ce n'est pas très grave. Ce qui est beaucoup plus ennuyeux c'est que dans ces cohortes récentes nous avons aussi des gens à côté, moins diplômés, vivants possiblement à la campagne, n'ayant pas forcément les ressources que procure un CDI, ceux-là on ne les voit pas dans les pétitions, pas dans les manifestations, et pas dans les urnes non plus. A terme, si on n'y fait pas attention, ils risquent de sortir des radars et d'un point de vue démocratique, c'est beaucoup plus ennuyeux.
Après on peut se poser des questions, est-ce que les Gilets Jaunes sont une manière pour ces gens de se réapproprier le politique ? C'est possible. Mais j'ai toujours des doutes sur ce que sont les Gilets Jaunes sociologiquement parlant. Ce que je trouve intéressant c'est que l'on voit comment des logiques d'organisation à travers le net se sont démocratisées. Avant, on avait Nuit debout, désormais nous avons les Gilets Jaunes. Cette organisation par Facebook, Twitter, les réseaux sociaux est quelque chose qui est désormais beaucoup plus accessible et donc cela pourrait déboucher sur une meilleure prise en compte des revendications... ou pas.   Et le "ou pas" n'est pas juste rhétorique, les canaux de participation se sont multipliés et en même temps nous ne sommes pas sûrs que tous les gens qui devraient participer le font. Est-ce que l'on pèse correctement toutes les revendications ? Là j'ai un sérieux doute. Dernier exemple en date, le "grand débat", où les gens qui se sont déplacés sont plutôt haut en termes de ressources sociales et économiques, ils étaient plus d'un million et donc on considère que la population française a parlé. C'est beaucoup plus compliqué que ça. Vous écrivez que le champ politique a une certaine autonomie par rapport aux valeurs dominantes et qu'il a la capacité de politiser certains clivages plutôt que d'autres. Comment fait-il ?
C'est une des conséquences du livre, dans un premier temps je montre quelles sont les priorités en termes de valeur et leur évolution et comment les cohortes elles-mêmes évoluent. J'en déduit que ce qui reste dominant dans la préoccupation des électeurs c'est le socio-économique. Or, il n'est plus du tout dominant dans les débats. L'argument utilisé par nombre des responsables politiques est que ça n’intéresse plus les électeurs. C'est faux. Les indicateurs sont là, régulièrement, et je ne suis pas le seul à l'avoir montré. Il y a bien une logique stratégique qui fait que la droite pense que parler de socio-économique n'est pas gagnant mais qu'il faut parler d'immigration et de sécurité. La gauche embraye derrière en insistant sur le droit de vote des étrangers et la PMA plutôt que sur des politiques sociales de redistribution vu qu'elle va mettre en place un pacte de compétitivité. Il y a tout un ensemble de convictions et d'idées reçues qui aboutit sur le fait que le champ politique ne soit pas simplement la superstructure du champ social et du champ des oppositions sociales. Je crois foncièrement à ce politiste américain, Elmer Eric Schattschneider, qui avait écrit dans les années 1960 qu'il existait une infinité de clivages en France, aux Etats-Unis ou ailleurs. Il y en a tellement qu'à la fin celui qui choisit c'est le responsable politique, ça ne vient pas d'en bas. Merci Vincent Tiberj, de nous avoir éclairé sur votre ouvrage. Concernant la recherche plus généralement, votre ouvrage correspond à votre mémoire pour l'habilitation à diriger les recherches (HDR). Comment cela se passe concrètement pour transformer un travail de recherche en publication ?   Déjà c'est une vieille histoire cet ouvrage. C'est quelque chose qui a commencé à me titiller en tant qu'individu et en tant qu'individu dans un collectif de recherche au début des années 2000. J'intègre un très beau laboratoire qui s'appelle le CEVIPOF, ce qui est très marquant c'est que l'équipe majeure se connait depuis mai 1968. Et c'est comme si tout ce qui se passait après n'existait pas, il y a un vrai truc générationnel. Nous avions de vraies différences en terme d'appréhension politique. Par exemple en 2005, on a eu des débats sur le traité constitutionnel européen. Voter "non", est-ce voter contre l'Europe ? Non, pas forcément et on le voit dans un certain nombre de logiques électorale, des gens ont voté "non" tout en étant pro-européen. Progressivement, on se rend compte qu'on est marqué par la société dans laquelle on se forme et on est aveugle à ce qui était avant et ce qui vient après. Moi-même je pense  que je commence à être aveugle à ce qui vient après, donc il faut que je me soigne. Ça c'est un début. Après je regarde ce que ça donne en termes d'analyse électorale et je me rends compte que très souvent on ne parle pas de génération, on parle d'âge. Comme si on commençait tous de gauche, voulant rentrer dans le lard, puis on devient de droite et conservateur. Or, ça ne marche pas comme ça dans les données.
Il y a cette étape dans la carrière qui est que quand on est chercheur on doit passer une HDR. C'est une occasion. Après il faut bien voir que ce bouquin je ne l'aurais pas écrit de la même manière il y a 10 ans et vraisemblablement il faudrait, déjà maintenant, que je l'écrive différemment. Il y a eu les élections d'E. Macron. La réflexion en termes de gauche/ droite est-elle pertinente ? Oui, elle l'est mais on est face à du nouveau très intéressant. Ça ne s'arrête jamais, j'écrirais les choses très différemment aujourd'hui. Ce que vous dites rappelle fortement les propos de Thomas S. Kuhn dans son ouvrage La Structure des révolutions scientifiques où il dépeignait la science comme une succession de paradigmes. Pouvons-nous identifier des paradigmes dans la sociologie ? Oh oui, vous aurez l'occasion d'y être confronté à de multiples reprises. Ce qui m'intéresse le plus à la fois en sociologie et en science politique, c'est que on est désormais capable d'avoir une imagination intellectuelle fantastique. Nos grands anciens résonnaient en logique bivariée, selon votre classe sociale vous votez d'une manière ou d'une autre. C'était bien mais c'était plus compliqué, ils n'avaient pas forcément les moyens techniques de le vérifier. Aujourd'hui, on sait qu'il y a un impact des variables sociologiques sur le vote mais il est multiple. La classe sociale peut jouer, s'il y a encore un vote de classe, en France, aujourd'hui, c'est le vote des indépendants envers la droite. Il y a aussi des votes qui sont le produit de localisation géographique, d'origine (notamment migratoire), de logique religieuse -les catholiques continuent de voter à droite. Tout ça fait que cela nous permet de comprendre la société et donc la société politique comme quelque chose de beaucoup plus complexe et multifactoriel que ce que dirait des gens qui nous caricatureraient en d'horribles marxistes structuralistes. Je suis arrivé à un moment où on enseignait plus Marx comme l'alpha et l'oméga de la sociologie, et c'est très bien comme ça.

Nos derniers articles: